poèmes
    

Alfred de Vigny
sa vie, son oeuvre

Un poème au hasard


 
Wanda
Histoire russe

CONVERSATION AU BAL A PARIS

I

UN FRANÇAIS

Qui donc vous a donné ces bagues enchantées
Que vous ne touchez pas sans un air de douleur?
Vos mains par ces rubis semblent ensanglantées.
Ces cachets grecs, ces croix, souvenirs d'un malheur,
Sont-ils chers et cruels, sont-ils expiatoires?
Le pays des Ivans a seul ces perles noires,
D'une contrée en deuil symboles sans couleur.

II

WANDA, grande dame russe

Celle qui m'a donné ces ornements de fête,
Ce cachet dont un Czar fut le seul possesseur,
Ces diamants en feu qui tremblent sur ma tête,
Ces reliques sans prix d'un Saint intercesseur,
Ces rubis, Ces saphirs qui chargent nia ceinture,
Ce bracelet qu'émaille une antique peinture,
Ces talismans sacrés, c'est l'esclave ma soeur.

III

Car elle était Princesse, et maintenant qu'est-elle?
Nul ne l'oserait dire et n'ose le savoir.
On a rayé le nom dont le monde l'appelle.
Elle n'est qu'une femme et mange le pain noir,
Le pain qu'à son mari donne la Sibérie;
Et parmi les mineurs s'assied pâle et flétrie,
Et boit chaque matin les larmes du devoir.

IV

En ce temps-là, ma soeur, sur le seuil de la porte,
Nous dit : « Vivez en paix, je vais garder ma foi,
Gardez ces vanités; au monde je suis morte,
Puisque le seul que j'aime est mort devant la loi.
Des splendeurs de mon front conservez les ruines,
Je le suivrai partout, jusques au fond des mines :
Vous qui savez aimer, vous feriez comme moi.

V

« L'Empereur tout-puissant, qui voit d'en haut les choses,
Du Prince mon seigneur voulut faire un forçat.
Dieu seul peut réviser un jour ces grandes causes
Entre le souverain, le sujet et l'État.
Pour moi, je porterai mes fils sur mon épaule
Tandis que mon mari, sur la route du pôle,
Marche et traîne un boulet, conduit par un soldat.

VI

« La fatigue a courbé sa poitrine écrasée;
Le froid gonfle ses pieds dans ces chemins mauvais;
La neige tombe en flots sur sa tête rasée,
Il brise les glaçons sur le bord des marais.
Lui de qui les aïeux s'élisaient pour l'Empire
Répond : " Serge ", au camp même où tous leur disaient : " Sire ".
Comment puis-je, à Moscou, dormir dans mon palais?

VII

« Prenez donc, ô mes soeurs, ces signes de mollesse.
J'irai dans les caveaux, dans l'air empoisonneur,
Conservant seulement, de toute ma richesse,
L'aiguille et le marteau pour luxe et pour honneur;
Et puisqu'il est écrit que la race des Slaves
Doit porter et le joug et le nom des esclaves,
Je descendrai vivante au tombeau du mineur.

VIII

« Là, j'aurai soin d'user ma vie avec la sienne;
Je soutiendrai ses bras quand il prendra l'épieu,
Je briserai mon corps pour que rien ne retienne
Mon âme quand son âme aura monté vers Dieu;
Et bientôt, nous tirant des glaces éternelles,
L'Ange de mort viendra nous prendre sous ses ailes
Pour nous porter ensemble aux chaleurs du ciel bleu. »

IX

Et ce qu'elle avait dit, ma soeur l'a bien su faire;
Elle a tissé le lin, et de ses écheveaux
Espère en vain former son linceul mortuaire,
Et depuis vingt hivers achève vingt travaux,
Calculant jour par jour, sur ses nains enchaînées,
Les grains du chapelet de ses sombres années.
Quatre enfants ont grandi dans l'ombre des caveaux.

X

Leurs yeux craignent le jour, quand sa lumière pâle
Trois fois dans une année éclaire leur pâleur.
Comme pour les agneaux, la brebis et le mâle
Sont parqués à la fois par le mauvais pasteur.
La mère eût bien voulu qu'on leur apprit à lire,
Puisqu'ils portaient le nom des Princes de l'Empire
Et n'ont rien fait encor qui blesse l'Empereur.

XI

Un jour de fête, on a demandé cette grâce
Au Czar, toujours affable et clément souverain,
Lorsqu'au front des soldats seul il passe et repasse.
Après dix ans d'attente il répondit enfin :
« Un esclave a besoin d'un marteau, non d'un livre :
La lecture est fatale à ceux-là qui, pour vivre,
Doivent avoir bon bras pour gagner un bon pain. »

XII

Ce mot fut un couteau pour le coeur de la mère;
Avant qu'il ne fût dit, quand s'asseyait ma soeur,
Ses larmes sillonnaient la neige sur la terre,
Tombant devant ses pieds, non sans quelque douceur.
- Mais aujourd'hui, sans pleurs, elle passe l'année
A regarder ses fils d'une vue étonnée;
Ses yeux secs sont glacés d'épouvante et d'horreur!

XIII

LE FRANÇAIS

Wanda, j'écoute encore après votre silence...
J'ai senti sur mon coeur peser ce doigt d'airain
Qui porte au bout du monde à toute âme qui pense
Les épouvantements du fatal souverain.
- Cet homme enseveli vivant avec sa femme,
Ces esclaves enfants dont on va tuer l'âme,
Est-ce de notre siècle ou du temps d'Ugolin?

XIV

Non, non, n n'est pas vrai que le Peuple en tout âge,
Lui seul ait travaillé, lui seul ait combattu;
Que l'immolation, la force et le courage
N'habitent pas un coeur de velours revêtu.
Plus belle était la vie et plus grande est sa perte,
Plus pur est le calice où l'hostie est offerte.
- Sacrifice, ô toi seul peut-être es la vertu!

XV

Tandis que vous parliez, je sentais dans mes veines
Les imprécations bouillonner sourdement.
Vous ne maudissez pas, ô vous, femmes Romaines!
Vous traînez votre joug silencieusement.
Eponines du Nord, vous dormez dans vos tombes,
Vous soutenez l'esclave au fond des catacombes
D'où vous ne sortirez qu'au dernier jugement.

XVI

Peuple silencieux! Souverain gigantesque!
Lutteurs de fer toujours muets et combattants!
Pierre avait commence ce duel romanesque :
Le verrons-nous finir? - Est-il de notre temps?
Le dompteur est debout nuit et jour et surveille
Le dompté qui se tait jusqu'à ce qu'il s'éveille,
Se regardant l'un l'autre ainsi que deux Titans.

XVII

En bas, le Peuple voit de son oeil de Tartare
Ses Seigneurs révoltés combattus par ses Czars,
Aiguise sur les pins sa hache et la prépare
A peser tout son poids dans les futurs hasards.
En haut, seul, l'Empereur sur la Russie entière
Promène en galopant l'autre hache, dont Pierre
Abattit de sa main les têtes des Boyards.

XVIII

Une nuit, on a vu ces deux larges cognées
Se heurter, se porter des coups profonds et lourds.
Les hommes sont tombés; les femmes, résignées,
Ont marché dans la neige à la voix des tambours
Et, comme votre coeur, ont d'une main meurtrie
Berce leurs fils au bord des lacs de Sibérie
Et cherché pour dormir la tanière des ours.

XIX

Et ces femmes sans peur, ces reines détrônées,
Dédaignent de se plaindre et s'en vont au désert
Sans détourner les yeux, sans même être étonnées
En passant sous la porte où tout espoir se perd.
A voir leur front si calme, on croirait qu'elles savent
Que leurs ans, jour par jour, par avance se gravent
Sur un livre éternel devant le Czar ouvert.

XX

Quel signe formidable a-t-il au front, cet homme?
Qui donc ferma son coeur des trois cercles de fer
Dont s'étaient cuirassés les empereurs de Rome
Contre les cris de l'âme et les cris de la chair?
Croit-on parmi vos serfs qu'à la fin il se lasse
De semer les martyrs sur la neige et la glace,
D'enterrer les damnés dans un terrestre enfer?

XXI

S'il était vrai qu'il eût au fond de sa poitrine
Un coeur de père ému des pâleurs d'un enfant,
Qu'assis près de sa fille à la beauté divine,
Il eût les yeux en pleurs, l'air doux et triomphant,
Qu'il eût pour rêve unique et désir de son âme
Quelques jours de repos pour emporter sa femme
Sous les soleils du Sud qui réchauffent le sang;

XXII

S'il était vrai qu'il eût conduit hors du servage
Un peuple tout entier de sa main racheté,
Créant le pasteur libre et créant le village
Où l'esclave tartare avait seul existé,
Pareil au voyageur dont la richesse est fière
D'acheter mille oiseaux et d'ouvrir la volière
Pour leur rendre à la fois l'air et la liberté;

XXIII

Il aurait déjà dit : « J'ai pitié, je fais grâce;
L'ancien crime est lavé par les martyrs nouveaux »;
Sa voix aurait trois fois répété dans l'espace,
Comme la voix de l'Ange ouvrant les derniers sceaux,
Devant les Nations surprises, attentives,
Devant la race libre et les races captives :
« La brebis m'a vaincu par le sang des agneaux. »

XXIV

Mais il n'a point parlé, mais cette année encore
Heure par heure en vain lentement tombera,
Et la neige sans bruit sur la terre incolore
Aux pieds des exilés nuit et jours gèlera.
Silencieux devant son armée en silence,
Le Czar, en mesurant la cuirasse et la lance,
Passera sa revue et toujours se taira.

5 novembre 1847.

Dix ans après

UN BILLET DE WANDA AU MÊME
FRANÇAIS, À PARIS

De Tobolsk en Sibérie, le 21 octobre 1855,
jour de la bataille de l'Alma.

Vous disiez vrai. Le Czar s'est tu. - Ma soeur est morte.
Les serfs de Sibérie ont porté le cercueil,
Et les fils de la sainte et de la femme forte
Comme esclaves suivaient, sans nom, sans rang, sans deuil.
La cloche seule émeut la ville inanimée.
Mais, au sud, le canon s'entend vers la Crimée
Et c'est au coeur de l'Ours que Dieu frappe l'orgueil.

SECOND BILLET DE WANDA
AU MÊME FRANÇAIS

De Tobolsk en Sibérie, après la prise du fort Malakoff.

Sébastopol détruit n'est plus. - L'Aigle de France
L'a rasé de la terre, et le Czar étonné
Est mort de rage. - On dit que la balance immense
Du Seigneur a paru quand la foudre a tonné.
- La sainte la tenait flottante dans l'espace.
L'Epouse, la Martyre a peut-être fait grâce,
Dieu du ciel! - Mais la Mère a-t-elle pardonné?

                 
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