poèmes
    

Alfred de Musset
sa vie, son oeuvre

Un poème au hasard


 
Suzon

Heureux celui dont le cœur ne demande qu'un cœur, et qui ne désire ni parc à l'anglaise, ni opera seria, ni musique de Mozart, ni tableaux de Raphaël, ni éclipse de lune, ni même un clair de lune, ni scène de roman, ni leur accomplissement.
Jean-Paul.
Ce que j'écris est bon pour les buveurs de bière
Qui jettent la bouteille après le premier verre:
C'est l'histoire d'un fou mort pour avoir aimé
À casser une pipe après avoir fumé.
Deux muscadins d'abbés qui soupaient chez le pape,
Etant venus un jour à bout de se griser,
Lorsque pour le dessert on eut tiré la nappe,
Dans un coin des jardins se mirent à causer.
L'un d'eux, nommé Cassius, frappant sur sa calotte,
Dit qu'en fait de maîtresse il était mal tombé,
Ayant pour tout potage une belle idiote,
Qui s'appelait, je crois, la marquise de B.
"Voilà huit jours, dit-il, que je ne sais qu'en faire,
Et c'est une bégueule à vous porter en terre.
- La faute en est à toi, répondit le second,
Si tu n'en tires rien." L'autre dit: "Parbleu non !
Je n'ai pas le talent de réchauffer les marbres."
Son ami là-dessus se mit à parler bas,
Très vite et très longtemps; et tous deux sous les arbres
Disparaissant bientôt, ils doublèrent le pas.
Cassius reconduisit l'autre jusqu'à la porte,
Et demeura chez lui jusques au lendemain
Il en sortit tremblant, une fiole à la main:
Et le jour qui suivit, sa maîtresse était morte.
Il se passa deux ans, durant lesquels Cassius
Et son ami l'abbé ne se parlèrent plus.
Cassius se montrait peu, boudait, ne riait guère,
Buvait moins, maigrissait. L'autre, tout au contraire,
Bien poudré, l'œil au vent, les poches pleines d'or,
L'air impudent, taillé comme un tambour-major,
Possédant, en un mot, tout ce qui plaît aux femmes,
Loin de changer en rien, toujours près de ces dames,
Toujours rose, toujours charmant, continua
D'épanouir à l'air sa desinvoltura.
Tous les deux cependant menaient un train semblable,
Et chez Sa Sainteté se rencontraient à table,
À l'église, au boston: ils se disaient deux mots,
Se touchaient dans la main, et se tournaient le dos.
Cela dura deux ans. Je viens de vous le dire,
Cassius dépérissait, tombait de mal en pire,
Arrivait à souper les cheveux dépoudrés,
Avec un pied de rouge et des bas mal tirés.
Un beau soir de printemps, certaine demoiselle
Arrivant de Paris vint chez Sa Sainteté.
Cassius s'alla planter tout à coup derrière elle,
Et resta là. Ceci ne fut point remarqué.
Le fait est qu'elle avait des yeux à l'espagnole,
L'air profondément triste et le pied très petit.
Du reste, elle était bête. - Enfin, lorsqu'on partit,
Cassius, tout en suivant la belle créature,
Vit son ami l'abbé qui cherchait sa voiture;
Il lui saisit le bras si fort, que le tabac
Qu'il offrait à quelqu'un sur le pied lui tomba.
"Fortunio, dit-il, écoute." Ils s'arrêtèrent
Sur un banc des jardins: les autres s'en allèrent.
Les vents du sud sifflaient sur leurs têtes, les cieux
Etaient sombres. Cassius prit un ton furieux:
"Un certain jour, dit-il, j'avais cru qu'une femme
Méritait mon mépris; tu t'es moqué de moi,
Et tu m'as répondu: Ne méprise que toi !
Ce que je m'efforçais de trouver dans son âme
D'amour et de bonheur, c'est en la dégradant
Jusqu'au rôle muet et vil de l'instrument,
Que je sus le trouver sur un mot de ta bouche.
J'attendais que du luth la corde retentît:
Ce n'est point une corde, ami, c'est une touche,
M'as-tu dit. Frappe donc. Une femme, une nuit...
Je suivis ton conseil, que l'enfer entendit.
Un philtre rassembla les forces de son être;
Son pâle et triste amour, que je faisais peut-être
Répandre goutte à goutte, avant que de mourir,
Sur dix ou douze amants qu'il aurait pu nourrir,
Déborda tout à coup comme un fleuve en furie,
Dont la digue est rompue et qu'a gonflé la pluie.
Je frappai la statue: une femme en sortit;
J'ouvris les bras, et bus sa vie en une nuit.
Ah ! Fortunio, pourquoi n'as-tu commis qu'un crime?
Mais le peu de poison que ta main me versa
Ne fit qu'un assassin et non une victime...
- Et que veux-tu, dit l'autre, avec ces phrases-là?
Il faut que je m'en aille, ou que tu te dépêches.
- As-tu, reprit Cassius, encor de ce poison?
- Moi ! tant que tu voudras, plein une boîte à mèches.
- Ecoute: cette femme avait porté le nom
D'un autre; elle avait eu des amants qu'on ignore,
Je n'ai fait que presser ce qu'il restait encore
De sève au cœur du fruit. J'en veux un aujourd'hui
Fermé pour tous; pour moi (moi seul !) épanoui,
Après moi refermé. Je veux toute une vie,
Et j'ajoute la mienne au marché.
- Ton envie,
Répondit Fortunio, me sourit. Seulement
Tu l'aurais pu d'abord dire plus simplement.
Quelle est ta jeune fille? Il te la faut jolie;
Sinon ton tour est sot et ne vaut que moitié.
Ensuite il faut qu'elle ait pour toi quelque amitié.
Au reste, je conviens, mon cher, que ton idée,
Qui pourrait étonner un homme compassé,
Par la tête le soir m'a quelquefois passé.
Au goût du jour, d'ailleurs, elle est accommodée.
Lorsqu'un homme s'ennuie et qu'il sent qu'il est las
De traîner le boulet au bagne d'ici-bas,
Dès qu'il se fait sauter, qu'importe la manière?
J'aimerais tout autant ce que tu me dis là
Que de prendre un beau soir ma prise de tabac
Dans un baril d'opium ou dans ma poudrière.
- Eh bien; cria Cassius, marchons de ce côté."
Tous les deux à pas lents regagnèrent la rue.
"Mais, dit Fortunio, le nom de ta beauté?
- Avançons, dit Cassius. Vois-tu cette statue?
- Oui.
- Vois-tu ce portique entr'ouvert? Sa maison
Est derrière.
- Et son nom?
- On l'appelle Suzon."
Les abbés là-dessus traversèrent la ville;
Cassius chez son ami tomba pâle et défait,
Tandis qu'à son tiroir l'autre, d'un air tranquille,
Ayant tiré sa drogue, en sifflant l'apprêtait.
"Ah çà ! dit Fortunio, tu connais donc ta belle
De ton voyage en France, ou comment t'aime-t-elle?
C'est la seconde fois ce soir que je la vois.
- Moi, répondit Cassius, c'est la première fois.
- Comment? Que veux-tu faire alors de cette poudre?
- J'ai gagné deux laquais: nous avons arrêté
Que Suzanne demain la prendrait dans son thé.
Et quand je devrais être écrasé de la foudre,
Nous verrons qui rira, quand son palais désert
Se trouvera le soir par mégarde entr'ouvert.
- Que dis-tu? reprit l'autre: abuser d'une femme
Dont tu n'es point aimé ! Voler le corps sans l'âme !
C'est affreux, c'est indigne, et c'est moins amusant.
Eh quoi ! parce qu'un jour un philtre complaisant
L'aura jetée à bas et la laissera nue
Livrée au premier chien qui passe dans la rue,
Tu seras, toi, Cassius, content d'être ce chien?
Et tu détrôneras des sphères de lumière
La vertu d'une enfant qui, du ciel à la terre,
n'a que sa foi pour elle et ses bras pour soutien,
Pour te rouler sur elle une nuit dans ta fange,
Et te désaltérer sur les lèvres d'un ange
D'une soif de ruisseau ! Pitoyable insensé !
Est-ce donc pour cela que sa mère a passé
Tant de jours inquiets, tant de nuits d'insomnie?
Qu'elle-même ce soir sur son lit a prié,
Qu'elle a fermé sa porte, et pour l'autre moitié
Gardé jusqu'à seize ans la moitié de sa vie;
Qu'elle a de son amour enfermé le trésor
Comme une fleur pudique en son calice d'or?
Quand je t'ai conseillé de tuer une femme,
Elle t'aimait du moins: c'est là qu'est le bonheur,
C'est là tout. O Cassius ! n'étouffe pas ta flamme
Sous la cendre; crois-moi, cherche comme un plongeur
Cette perle qui dort dans la mer de son cœur.
- Et quand donc, dit Cassius, et de quelle manière
Me ferai-je aimer d'elle? En baisant son talon?
En enrayant ma roue à l'éternelle ornière?
En me faisant son ombre? Ah ! mordieu, c'est trop long.
Lui plairai-je, d'ailleurs? La chance en est douteuse:
Elle aimera plus vite une fois dans mes bras.
Que la mort entre nous serve d'entremetteuse.
- Je vois, dit Fortunio, que tu ne connais pas
Le plus grand des moyens.
- Lequel?
- Le magnétisme.
- Bah ! dit Cassius, tu ris. Avec ton athéisme,
Comment y croirais-tu? Pour moi, je ne crois rien,
Sinon ce que je vois.
- Ah ! dit l'autre, très bien:
Tu crois ce que tu vois ! O raisonneur habile !
Et l'aveugle, à ton gré, que croira-t-il alors?
Parce que l'on t'a fait à ta prison d'argile
Une fenêtre ou deux pour y voir au dehors;
Parce que la moitié d'un rayon de lumière
Echappé du soleil dans ton œil peut glisser,
Quand il n'est pas bouché par un grain de poussière,
Tu crois qu'avec ses lois le monde y va passer !
O mon ami ! le monde incessamment remue
Autour de nous, en nous, et nous n'en voyons rien.
C'est un spectre voilé qui nous crée et nous tue;
C'est un bourreau masqué que notre ange gardien.
Sais-tu, lorsque ta main touche une jeune fille,
Ce qui se passe en elle, en toi? Qu'en as-tu vu?
Qui te fait tressaillir lorsque son œil pétille?
S'il ne se passe rien, pourquoi tressailles-tu?
Quand l'aigle, au bord des mers, aperçoit l'hirondelle
Et lui dit en passant, d'un regard de ses yeux,
De le suivre, as-tu vu ce qui se passe en elle?
S'il ne se passe rien, pourquoi donc le suit-elle?
Eh quoi ! toi confesseur, toi prêtre, toi Romain,
Tu crois qu'on dit un mot, qu'on fait un geste en vain !
Un geste, malheureux ! tu ne sais pas peut-être
Que la religion n'est qu'un geste, et le prêtre
Qui, l'hostie à la main, lève le bras sur nous,
Un saint magnétiseur qu'on écoute à genoux !
Tu crois ce que tu vois ! toi, qui, dans la nuit sombre,
Portes l'étole blanche et vas t'asseoir dans l'ombre
Des confessionnaux, pour tenir dans ta main
La tête d'une enfant qui t'appelle son père,
Qui te dit des secrets qu'elle cache à sa mère,
Et de ce qui se fait à l'ombre du saint lieu
Ne peut en appeler à rien, pas même à Dieu !
Quand Christus renversa les idoles de Rome,
Il avait vu quel pas restait à faire encor,
Et qu'à qui veut donner l'homme pour maître à l'homme
Un caveau verrouillé vaut mieux qu'un trépied d'or.
C'est ce pouvoir, ami, c'est ce nœud redoutable
De l'aigle à l'hirondelle et du prêtre à l'enfant,
Qui fait que l'homme fort doit briser son semblable
Contre sa volonté de fer qui le défend.
Essaye, et tu verras. Quand la nuit solitaire
Sur son cilice d'or s'assoira sur la terre,
Laisse évoquer le diable au bouvier du chemin,
Qui veut faire avorter la vache du voisin;
Evoque ton courage et le sang de tes veines,
Ton amour et le dieu des volontés humaines !
Pénètre dans la chambre où Suzon dormira;
Ne la réveille pas; parle-lui, charme-la;
Donne-lui, si tu veux, de l'opium la veille.
Ta main à ses seins nus, ta bouche à son oreille;
Autour de tes deux bras roule ses longs cheveux,
Glisse-toi sur son cœur, et dis-lui que tu veux
(Entends-tu? que tu veux !) sur sa tête et sous peine
De mort, qu'elle te sente et qu'elle s'en souvienne;
Blesse-la quelque part, mêle à son sang ton sang;
Que la marque lui reste et fais-toi la pareille,
n'importe à quelle place, à la joue, à l'oreille,
Pourvu qu'elle frémisse en la reconnaissant.
Le lendemain sois dur, le plus profond silence,
L'œil ferme, laisse-la raisonner sans effroi,
Et dès la nuit venue arrive et recommence.
Huit jours de cette épreuve, et la proie est à toi.
- Je le veux, dit Cassius, et la pensée est bonne.
Cette nuit je commence, et l'attache à la croix
Huit jours à tout hasard, et que Dieu lui pardonne !"
Fortunio se trompait, il n'en fallut que trois.
Le quatrième jour Suzon vint à confesse;
Et derrière un pilier, caché dans l'ombre épaisse,
Cassius de son amour surprit l'aveu fatal.
Il dit à Fortunio: "Ton conseil infernal
Donne déjà son fruit: sa porte d'elle-même
S'ouvrira maintenant, car je sais qu'elle m'aime.
- Frappe donc ! reprit l'autre.
- À ce soir.
- À ce soir."
Au coucher du soleil Cassius revint le voir.
"Viens souper, lui dit-il; il me reste une somme
De quarante louis dans ma poche. Un autre homme,
Ou plus sage ou plus fou que moi, la donnerait
À quelque mendiant; allons au cabaret."
C'était par une nuit magnifique et sereine,
Où les vents embaumés frémissaient dans la plaine;
Et les grillons du soir, sous le pied du passant,
Chantaient dans la rosée aux feux du ver luisant;
La lune, à son lever, sur la cime des arbres
Balançait mollement les ombres des saints marbres,
Et plongeait dans le fleuve aux flots étincelants
Des lourds dieux de granit les colosses tremblants.
Dans le coin enfumé d'une auberge malsaine
Les abbés sur la table avaient croisé les bras.
"Eh bien ! cria Cassius, ne chanterons-nous pas?"
Et, vidant d'un seul trait une bouteille pleine:
"Allons, abbé, dit-il, un toast à ma Suzon !"
Il se leva, lança son assiette au plafond,
Et se mit à chanter d'une voix triste et pure:
Si Lilla voulait me promettre
De m'ouvrir quand la nuit viendra,
Je l'épouserais bien sans prêtre,
Quitte à sauter par la fenêtre
Quand sa mère s'éveillera.
Sommes-nous donc de vieilles femmes
Qui toujours tremblent pour leurs os
Et, de peur du diable et des flammes,
Attendent que leurs vieilles âmes
Sortent par dégoût de leurs peaux?
Moi, sur la planche de ma bière,
Je souperais avec Lilla.
Par la fressure du saint-père !
Un homme peut casser son verre,
Quand il a bu de ce vin-là.
Le ciel a-t-il fait faire un pacte à la nature
Avec l'homme, ou rit-il comme un malin esprit
Quand il voit un tombeau qui s'entr'ouvre et sourit;
Jamais vent de minuit, dans l'éternel silence,
n'emporta si gaiement du pied d'un balcon d'or
Les soupirs de l'amour à la beauté qui dort,
Que lorsque les abbés fredonnant leur romance,
Sur la bruyère sèche en se tenant le bras,
Vers leur œuvre sans nom marchèrent à grand pas.
Le lendemain dans Rome il courut la nouvelle
Qu'une main inconnue avait tué Suzon,
Et qu'on avait trouvé sur le pied d'une échelle
Fortunio qui dormait au seuil de la maison.
Depuis ce jour un fou qui blasphème et mendie
Vient s'asseoir quelquefois, à l'heure du sommeil,
Sur les lazzaronis étendus au soleil:
Il leur parle tout bas, les frotte et parodie
Les gestes d'un derviche et d'un magnétiseur;
Puis, quand il les éveille, il les frappe en fureur.
C'est Cassius qui survit à Suzon: sa victime
Lui mourut dans les bras trop tôt pour l'assouvir;
Et lui, resté tout seul à la moitié du crime,
Sur le pavé de Rome achève de mourir.

Les vœux stériles

Puisque c'est ton métier, misérable poète,
Même en ces temps d'orage, où la bouche est muette
Tandis que le bras parle, et que la fiction
Disparaît comme un songe au bruit de l'action;
Puisque c'est ton métier de faire de ton âme
Une prostituée, et que, joie ou douleur,
Tout demande sans cesse à sortir de ton cœur;
Que du moins l'histrion, couvert d'un masque infâme,
n'aille pas, dégradant ta pensée avec lui,
Sur d'ignobles tréteaux la mettre au pilori;
Que nul plan, nul détour, nul voile ne l'ombrage.
Abandonne aux vieillards sans force et sans courage
Ce travail d'araignée, et tous ces fils honteux
Dont s'entoure en tremblant l'orgueil qui craint les yeux.
Point d'autel, de trépied, point d'arrière aux profanes !
Que ta muse, brisant le luth des courtisanes,
Fasse vibrer sans peur l'air de la liberté;
Qu'elle marche pieds nus, comme la Vérité.
O Machiavel ! tes pas retentissent encore
Dans les sentiers déserts de San Casciano.
Là, sous des cieux ardents dont l'air sèche et dévore,
Tu cultivais en vain un sol maigre et sans eau.
Ta main, lasse le soir d'avoir creusé la terre,
Frappait ton pâle front dans le calme des nuits.
Là, tu fus sans espoir, sans proches, sans amis;
La vile oisiveté, fille de la misère,
À ton ombre en tous lieux se traînait lentement,
Et buvait dans ton cœur les flots purs de ton sang:
"Qui suis-je? écrivais-tu; qu'on me donne une pierre,
Une roche à rouler; c'est la paix des tombeaux
Que je fuis, et je tends des bras las du repos."
C'est ainsi, Machiavel, qu'avec toi je m'écrie:
O médiocrité, celui qui pour tout bien
T'apporte à ce tripot dégoûtant de la vie,
Est bien poltron au jeu, s'il ne dit: Tout ou rien.
Je suis jeune; j'arrive. À moitié de ma route,
Déjà las de marcher, je me suis retourné.
La science de l'homme est le mépris sans doute;
C'est un droit de vieillard qui ne m'est pas donné.
Mais qu'en dois-je penser? Il n'existe qu'un être
Que je puisse en entier et constamment connaître,
Sur qui mon jugement puisse au moins faire foi,
Un seul !... Je le méprise. - Et cet être, c'est moi.
Qu'ai-je fait? qu'ai-je appris? - Le temps est si rapide.
L'enfant marche joyeux, sans songer au chemin;
Il le croit infini, n'en voyant pas la fin.
Tout à coup il rencontre une source limpide,
Il s'arrête, il se penche, il y voit un vieillard.
Que me dirai-je alors? Quand j'aurai fait mes peines,
Quand on m'entendra dire: Hélas ! il est trop tard;
Quand ce sang, qui bouillonne aujourd'hui dans mes veines
Et s'irrite en criant contre un lâche repos,
S'arrêtera, glacé jusqu'au fond de mes os...
O vieillesse ! à quoi donc sert ton expérience?
Que te sert, spectre vain, de te courber d'avance
Vers le commun tombeau des hommes, si la mort
Se tait en y rentrant, lorsque la vie en sort?
n'existait-il donc pas à cette loterie
Un joueur par le sort assez bien abattu
Pour que, me rencontrant sur le seuil de la vie,
Il me dît en sortant: n'entrez pas, j'ai perdu !
Grèce, ô mère des arts, terre d'idolâtrie,
De mes vœux insensés éternelle patrie,
J'étais né pour ces temps où les fleurs de ton front
Couronnaient dans les mers l'azur de l'Hellespont.
Je suis un citoyen de tes siècles antiques;
Mon âme avec l'abeille erre sous tes portiques.
La langue de ton peuple, ô Grèce, peut mourir;
Nous pouvons oublier le nom de tes montagnes;
Mais qu'en fouillant le sein de tes blondes campagnes
Nos regards tout à coup viennent à découvrir
Quelque dieu de tes bois, quelque Vénus perdue...
La langue que parlait le cœur de Phidias
Sera toujours vivante et toujours entendue;
Les marbres l'ont apprise, et ne l'oublieront pas.
Et toi, vieille Italie, où sont ces jours tranquilles
Où sous le toit des cours Rome avait abrité
Les arts, ces dieux amis, fils de l'oisiveté?
Quand tes peintres alors s'en allaient par les villes,
Elevant des palais, des tombeaux, des autels,
Triomphants, honorés, dieux parmi les mortels;
Quand tout, à leur parole, enfantait des merveilles,
Quand Rome combattait Venise et les Lombards,
Alors c'étaient des temps bienheureux pour les arts !
Là, c'était Michel-Ange, affaibli par les veilles,
Pâle au milieu des morts, un scalpel à la main,
Cherchant la vie au fond de ce néant humain,
Levant de temps en temps sa tête appesantie,
Pour jeter un regard de colère et d'envie
Sur les palais de Rome, où, du pied de l'autel,
À ses rivaux de loin souriait Raphaël.
Là, c'était le Corrège, homme pauvre et modeste,
Travaillant pour son cœur, laissant à Dieu le reste;
Le Giorgione, superbe, au jeune Titien
Montrant du sein des mers son beau ciel vénitien;
Bartholomé, pensif, le front dans la poussière,
Brisant son jeune cœur sur un autel de pierre,
Interrogé tout bas sur l'art par Raphaël,
Et bornant sa réponse à lui montrer le ciel...
Temps heureux, temps aimés ! Mes mains alors peut-être,
Mes lâches mains, pour vous auraient pu s'occuper;
Mais aujourd'hui pour qui? dans quel but? sous quel maître?
L'artiste est un marchand, et l'art est un métier.
Un pâle simulacre, une vile copie,
Naissent sous le soleil ardent de l'Italie...
Nos œuvres ont un an, nos gloires ont un jour;
Tout est mort en Europe, - oui, tout, - jusqu'à l'amour.
Ah ! qui que vous soyez, vous qu'un fatal génie
Pousse à ce malheureux métier de poésie,
Rejetez loin de vous, chassez-moi hardiment
Toute sincérité; gardez que l'on ne voie
Tomber de votre cœur quelques gouttes de sang;
Sinon, vous apprendrez que la plus courte joie
Coûte cher, que le sage est ami du repos,
Que les indifférents sont d'excellents bourreaux.
Heureux, trois fois heureux, l'homme dont la pensée
Peut s'écrire au tranchant du sabre ou de l'épée !
Ah ! qu'il doit mépriser ces rêveurs insensés
Qui, lorsqu'ils ont pétri d'une fange sans vie
Un vil fantôme, un songe, une froide effigie,
S'arrêtent pleins d'orgueil, et disent: C'est assez !
Qu'est la pensée, hélas ! quand l'action commence?
L'une recule où l'autre intrépide s'avance.
Au redoutable aspect de la réalité,
Celle-ci prend le fer, et s'apprête à combattre;
Celle-là, frêle idole, et qu'un rien peut abattre,
Se détourne, en voilant son front inanimé.
Meurs, Weber ! meurs courbé sur ta harpe muette;
Mozart t'attend. - Et toi, misérable poète,
Qui que tu sois, enfant, homme, si ton cœur bat,
Agis ! jette ta lyre; au combat, au combat !
Ombre des temps passés, tu n'est pas de cet âge.
Entend-on le nocher chanter pendant l'orage?
À l'action ! au mal ! Le bien reste ignoré.
Allons ! cherche un égal à des maux sans remède.
Malheur à qui nous fit ce sens dénaturé !
Le mal cherche le mal, et qui souffre nous aide.
L'homme peut haïr l'homme, et fuir, mais malgré lui,
Sa douleur tend la main à la douleur d'autrui:
C'est tout. Pour la pitié, ce mot dont on nous leurre,
Et pour tous ces discours prostitués sans fin,
Que l'homme au cœur joyeux jette à celui qui pleure,
Comme le riche jette au mendiant son pain,
Qui pourrait en vouloir? et comment le vulgaire,
Quand c'est vous qui souffrez, pourrait-il le sentir,
Lui que Dieu n'a pas fait capable de souffrir?
Allez sur une place, étalez sur la terre
Un corps plus mutilé que celui d'un martyr,
Informe, dégoûtant, traîné sur une claie,
Et soulevant déjà l'âme prête à partir;
La foule vous suivra. Quand la douleur est vraie,
Elle l'aime. Vos maux, dont on vous saura gré,
Feront horreur à tous, à quelques-uns pitié.
Mais changez de façon: découvrez-leur une âme
Par le chagrin brisée, une douleur sans fard,
Et dans un jeune cœur des regrets de vieillard;
Dites-leur que sans mère, et sans sœur, et sans femme,
Sans savoir où verser, avant que de mourir,
Les pleurs que votre sein peut encor contenir,
Jusqu'au soleil couchant vous n'irez point peut-être.
Qui trouvera le temps d'écouter vos malheurs?
On croit au sang qui coule, et l'on doute des pleurs.
Votre ami passera, mais sans vous reconnaître.
- Tu te gonfles, mon cœur?... Des pleurs, le croirais-tu
Tandis que j'écrivais ont baigné mon visage.
Le fer me manque-t-il, ou ma main sans courage
A-t-elle lâchement glissé sur mon sein nu?
- Non, rien de tout cela. Mais si loin que la haine
De cette destinée aveugle et sans pudeur
Ira, j'y veux aller. - J'aurai du moins le cœur
De la mener si bas que la honte l'en prenne.

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