poèmes
    

Émile Verhaeren
sa vie, son oeuvre

Un poème au hasard


 
Les promeneuses
au long de promenoirs qui s’ouvrent sur la nuit
-balcons de fleurs, rampes de flammes-
des femmes en deuil de leur âme
entrecroisent leurs pas sans bruit.

Au dehors,
une atmosphère éclatante et chimique
étend ses effluves sur l’or
myriadaire d’un décor panoramique.

Des clous de gaz pointent des diamants
autour de coupoles illuminées ;
des colonnes passionnées
tordent de la douleur au firmament.

Sur les places, des buissons de flambeaux
versent du soufre ou du mercure ;
tel coin de monument qui se mire dans l’eau
semble un torse qui bouge en une armure.

La ville est colossale et luit comme une mer,
lointainement, de vagues électriques,
et ses mille chemins de bars et de boutiques
aboutissent, soudain, aux promenoirs d’éclair,
où ces femmes-opale et nacre,
satin nocturne et cheveux roux-
avec en main des fleurs de macre,
à longs pas clairs, foulent des tapis mous.

Ce sont de très lentes marcheuses solennelles
qui se croisent, sous les minuits inquiétants,
et se savent-depuis quels temps ? -
douloureuses et mutuelles.

Un soudain reflet d’incendie
éclaire, au même instant, deux mains
qui se serrent, deux mains mates, deux mains
où le crime sur des bagues radie,
sous les crêpes d’un très grand deuil,
des yeux obstinés et hagards,
dans un même destin ont rivé leurs regards,
comme des clous dans un cercueil.

Telle bouche vers telle autre s’en est allée,
comme deux fleurs se rencontrent sur l’eau,
tel front semble un bandeau
sur une pensée aveuglée.

Telle attitude est pareille toujours ;
dans tels yeux nus rien ne tressaille,
quoique le coeur, où le vice travaille,
batte âprement ses tocsins sourds.

J’en sais dont les robes funèbres
voilent de pâles souliers d’or
et dont un serpent d’argent mord
les longues tresses de ténèbres.

Des houx rouges de leur tourment
elles ont fait des diadèmes ;
j’en vois : des veuves d’elles-mêmes
qui se pleurent, comme un amant.

Quand leurs rêves, la nuit, s’esseulent
et qu’elles tiennent dans la main
une âme et un bonheur humain,
elles savent ce qu’elles veulent.

Si leur peine devait finir un jour,
elles en seraient plus tristes peut-être,
qu’elles ne sont inconsolables d’être
celles du souterrain amour.

Au long de promenoirs qui dominent la nuit,
de lentes femmes,
en deuil immense de leur âme,
entrecroisent leurs pas sans bruit.


(Recueil :  Les Villes tentaculaires - 1895)

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