poèmes
    

Émile Verhaeren
sa vie, son oeuvre

Un poème au hasard


 
La mort
Avec ses larges corbillards
ornés de plumes majuscules,
par les matins et les brouillards,
la mort circule.

Parée et noire et opulente,
tambours voilés, musiques lentes,
avec ses larges corbillards,
ornés de pâles lampadaires,
la mort s’étale et s’exagère.

Sous les porches illuminés,
pareils aux nocturnes trésors,
les gros cercueils écussonnés
-larmes d’argent et blasons d’or-
écoutent l’heure éclatante des glas
que les cloches cassent, là-bas ;
l’heure qui tombe, avec des bonds
et des sanglots, sur les maisons,
l’heure qui meurt sur les demeures,
avec des bonds et des sanglots de plomb.

Parée et noire et opulente,
au cri des orgues violentes
qui la célèbrent,
la mort toute en ténèbres
règne, comme une idole assise,
sous la coupole des églises.

Des feux tordus comme des hydres,
buissonnent clairs, autour du catafalque immense,
où des anges, tenant des faulx et des clepsydres,
dressent leur véhémence,
clairons dardés, vers le néant.

Le vide en est grandi sous le transept béant ;
de pâles voix d’enfants
à l’infini crient l’agonie,
par à travers ces ironies.

Tandis que les hautes murailles
montent, comme des linceuls blancs,
autour du bloc formidable et branlant
de ces coupables funérailles.

Drapée en noir et familière,
la mort s’en va le long des rues
longues et linéaires.

Drapée en noir, comme le soir,
la vieille mort agressive et bourrue
s’en va par les quartiers
des boutiques et des métiers,
en carrosse qui se rehausse
de gros lambris exorbitants,
couleur d’usure et d’ancien temps.

Drapée en noir, la mort
cassant entre ses mains, le sort
des gens méticuleux et réfléchis
qui s’exténuent, en leurs logis,
vainement, à faire fortune ;
la mort soudaine et importune
les met en ordre dans leurs bières
comme des fardes régulières.

Et les cloches sonnent péniblement
un malheureux enterrement,
sur le défunt, que l’on trimballe,
par les églises colossales,
vers un coin d’ombre, où quelques cierges,
pauvres flammes, brûlent, devant la Vierge.

Vêtue en noir et besogneuse,
la mort gagne jusqu’aux faubourgs,
en chariot branlant et lourd,
avec de vieilles haridelles
qu’elle flagelle
chaque matin, vers quels destins ?

Vêtue en noir,
la mort enjambe le trottoir
et l’égoût pâle, où se mirent les bornes,
une à une, qui vont là-bas, vers les champs mornes ;
et leste et droite et dédaigneuse
gagne les escaliers et s’arrête sur les paliers
où l’on entend pleurer et sangloter,
derrière la porte entr’ouverte,
des gens laissant l’espoir tomber, inerte.

Et dans la pluie indéfinie,
une petite église de banlieue,
très maigrement, tinte un adieu,
sur la bière de sapin blanc
qui se rapproche, avec des gens dolents,
par les routes, silencieusement.

Telle la mort journalière et logique
qui fait son oeuvre et la marque de croix
et d’adieux mornes et de voix
criant vers l’inconnu leurs espoirs liturgiques.

Mais d’autres fois, c’est la mort grande et sa
légende,
avec son aile (...) ramante,
vers les villes de l’épouvante.

Un ciel en fusion plombe la terre moite ;
des tours noires s’étirent droites
telles des bras, dans la terreur des crépuscules ;
les nuits tombent comme épaissies,
les nuits lourdes, les nuits moisies,
où, dans l’air gras et la chaleur rancie,
tombereaux pleins, la mort circule,
ample et géante comme l’ombre,
du haut en bas des maisons sombres,
on l’écoute glisser muette et haletante.

La peur du jour qui vient, la peur de toute attente,

la peur de tout instant qui se décoche
persécute les coeurs, partout,
et redresse, soudain, en leur sueur, debout,
ceux qui, vers les minuits, songent au matin proche.

Les hôpitaux gonflés de maladies,
avec les yeux fiévreux de leurs fenêtres rouges,
fixent le ciel nocturne, où rien ne bouge
ni ne répond aux détresses brandies.

Les égouts roulent le poison
et les acides et les chlores,
couleur de nacre et de phosphore,
vainement tuent sa floraison.

De gros bourdons résonnent
pour tout le monde, pour personne ;
les églises ont barricadé leur seuil,
devant la masse des cercueils.

Comme des bateaux noirs que repousse le havre,
la pourriture, elle est, là-bas,
numérotée en tas ;
et la prière même a peur de ces cadavres.

Et l’on entend, en galops éperdus,
la mort passer et les bières que l’on transporte
aux nécropoles, dont les portes,
ni nuit ni jour, ne ferment plus.

Tragique et noire et légendaire,
les pieds gluants, les gestes fous,
la mort balaie en un grand trou
la ville entière au cimetière.

(Recueil :  Les Villes tentaculaires - 1895)


envoyez vos commentaires pas encore de commentaire
version à imprimer dans une nouvelle fenêtre





   ·   contact   ·  livre d'or · les arbres · European trees · voyages  · 1500chansons · Fables de Jean de La Fontaine · Les passions (récits)
Cette page a mis 0.01 s. à s'exécuter - Conception© 2006 - www.lespassions.fr