poèmes
    

Alphonse de Lamartine
sa vie, son oeuvre

Un poème au hasard


 
Le désespoir

Lorsque du Créateur la parole féconde
Dans une heure fatale eut enfanté le monde
Des germes du chaos,
De son œuvre imparfaite il détourna sa face,
Et, d'un pied dédaigneux le lançant dans l'espace,
Rentra dans son repos.
-Va, dit-il, je te livre à ta propre misère;
Trop indigne à mes yeux d'amour ou de colère,
Tu n'es rien devant moi:
Roule au gré du hasard dans les déserts du vide;
Qu'à jamais loin de moi le Destin soit ton guide,
Et le Malheur ton roi !-
Il dit. Comme un vautour qui plonge sur sa proie,
Le Malheur, à ces mots, pousse, en signe de joie,
Un long gémissement;
Et, pressant l'univers dans sa serre cruelle,
Embrasse pour jamais de sa rage éternelle
L'éternel aliment.
Le mal dès lors régna dans son immense empire;
Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respire
Commença de souffrir;
Et la terre, et le ciel, et l'âme, et la matière,
Tout gémit; et la voix de la nature entière
Ne fut qu'un long soupir.
Levez donc vos regards vers les célestes plaines;
Cherchez Dieu dans son œuvre, invoquez dans vos peines
Ce grand consolateur:
Malheureux ! sa bonté de son œuvre est absente:
Vous cherchez votre appui? l'univers vous présente
Votre persécuteur.
De quel nom te nommer, ô fatale puissance?
Qu'on t'appelle Destin, Nature, Providence,
Inconcevable loi;
Qu'on tremble sous ta main, ou bien qu'on la blasphème,
Soumis ou révolté, qu'on te craigne ou qu'on t'aime;
Toujours, c'est toujours toi !
Hélas ! ainsi que vous j'invoquai l'Espérance;
Mon esprit abusé but avec complaisance
Son philtre empoisonneur:
C'est elle qui, poussant nos pas dans les abîmes,
De festons et de fleurs couronne les victimes
Qu'elle livre au Malheur.
Si du moins au hasard il décimait les hommes,
Ou si sa main tombait sur tous tant que nous sommes
Avec d'égales lois !
Mais les siècles ont vu les âmes magnanimes,
La beauté, le génie, ou les vertus sublimes,
Victimes de son choix.
Tel, quand des dieux de sang voulaient en sacrifices
Des troupeaux innocents les sanglantes prémices
Dans leurs temples cruels,
De cent taureaux choisis on formait l'hécatombe,
Et l'agneau sans souillure, ou la blanche colombe
Engraissaient leurs autels.
Créateur tout-puissant, principe de tout être,
Toi pour qui le possible existe avant de naître,
Roi de l'immensité,
Tu pouvais cependant, au gré de ton envie,
Puiser pour tes enfants le bonheur et la vie
Dans ton éternité.
Sans t'épuiser jamais, sur toute la nature
Tu pouvais à longs flots répandre sans mesure
Un bonheur absolu:
L'espace, le pouvoir, le temps, rien ne te coûte.
Ah ! ma raison frémit, tu le pouvais sans doute,
Tu ne l'as pas voulu.
Quel crime avons-nous fait pour mériter de naître?
L'insensible néant t'a-t-il demandé l'être,
Ou l'a-t-il accepté?
Sommes-nous, ô hasard, l'œuvre de tes caprices?
Ou plutôt, Dieu cruel, fallait-il nos supplices
Pour ta félicité?
Montez donc vers le ciel, montez, encens qu'il aime,
Soupirs, gémissements, larmes, sanglots, blasphème,
Plaisirs, concerts divins;
Cris du sang, voix des morts, plaintes inextinguibles,
Montez, allez frapper les voûtes insensibles
Du palais des destins !
Terre, élève ta voix; cieux, répondez; abîmes,
Noir séjour où la mort entasse ses victimes,
Ne formez qu'un soupir !
Qu'une plainte éternelle accuse la nature,
Et que la douleur donne à toute créature
Une voix pour gémir !
Du jour où la nature, au néant arrachée,
S'échappa de tes mains comme une œuvre ébauchée,
Qu'as-tu vu cependant?
Aux désordres du mal la matière asservie,
Toute chair gémissant, hélas ! et toute vie
Jalouse du néant.
Des éléments rivaux les luttes intestines;
Le Temps, qui flétrit tout, assis sur les ruines
Qu'entassèrent ses mains,
Attendant sur le seuil tes œuvres éphémères;
Et la mort étouffant, dès le sein de leurs mères,
Les germes des humains !
La vertu succombant sous l'audace impunie,
L'imposture en honneur, la vérité bannie;
L'errante liberté
Aux dieux vivants du monde offerte en sacrifice;
Et la force, partout, fondant de l'injustice
Le règne illimité !
La valeur sans les dieux décidant les batailles !
Un Caton, libre encor, déchirant ses entrailles
Sur la foi de Platon;
Un Brutus qui, mourant pour la vertu qu'il aime,
Doute au dernier moment de cette vertu même,
Et dit: -Tu n'es qu'un nom !...-
La fortune toujours du parti des grands crimes;
Les forfaits couronnés devenus légitimes;
La gloire au prix du sang;
Les enfants héritant l'iniquité des pères;
Et le siècle qui meurt racontant ses misères
Au siècle renaissant !
Eh quoi ! tant de tourments, de forfaits, de supplices,
n'ont-ils pas fait fumer d'assez de sacrifices
Tes lugubres autels?
Ce soleil, vieux témoin des malheurs de la terre,
Ne fera-t-il pas naître un seul jour qui n'éclaire
L'angoisse des mortels?
Héritiers des douleurs, victimes de la vie,
Non, non, n'espérez pas que sa rage assouvie
Endorme le Malheur,
Jusqu'à ce que la Mort, ouvrant son aile immense,
Engloutisse à jamais dans l'éternel silence
L'éternelle douleur !

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Commentaire :
Il y a des heures où la sensation de la douleur est si forte dans l'homme jeune et sensible, qu'elle étouffe la raison. Il faut lui permettre alors le cri et presque l'imprécation contre la destinée ! L'excessive douleur à son délire, comme l'amour. Passion veut dire souffrance, et souffrance veut dire passion. Je souffrais trop; il fallait crier.
J'étais jeune, et les routes de la vie se fermaient devant moi comme si j'avais été un vieillard. J'étais dévoré d'activité intérieure, et on me condamnait à l'immobilité; j'étais ivre d'amour, et j'étais séparé de ce que j'adorais; les tortures de mon cœur étaient multipliées par celles d'un autre cœur. Je souffrais comme deux, et je n'avais que la force d'un? J'étais enfermé, par les suites de mes dissipations et par l'indigence, dans une retraite forcée à la campagne, loin de tout ce que j'aimais; j'étais malade de cœur, de corps, d'imagination; je n'avais pour toute société que les buis chargés de givre de la montagne en face de ma fenêtre, et les vieux livres d'histoire, cent fois relus, écrits avec les larmes des générations qu'ils racontent, et avec le sang des hommes vertueux que ces générations immolent en récompense de leurs vertus. Une nuit, je me levai, je rallumai ma lampe, et j'écrivis ce gémissement ou plutôt ce rugissement de mon âme. Ce cri me soulagea: je me rendormis. Après, il me sembla que je m'étais vengé du destin par un coup de poignard.
Il y avait bien d'autres strophes plus acerbes, plus insultantes, plus impies. Quand je retrouvai cette méditation, et que je me résolus à l'imprimer, je retranchai ces strophes. L'invective y montait jusqu'au sacrilége. C'était byronien; mais c'était Byron sincère, et non joué.

Premières Méditations poétiques

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